Henri Vial a vécu dans la capitale américaine, de 1969 à 1989. Nous travaillons actuellement à la publication de ses écrits sur la vie des ghettos (« L’Amérique n’existe pas »). Les extraits présentés ici illustrent d’autres facettes de ses observations au quotidien. Entre parenthèses, les dates précisées par l’auteur, ou celles qui ressortent des textes.
En contrepoint souriant ou teinté de sarcasme à l’Amérique de la misère qu’évoquent la plupart des écrits d’Henri, des instantanés new-yorkais inattendus. Tel un Persan venu d’Europe, le Français s’amuse des mœurs de peuplades parfois insolites, parfois simplement en avance sur nous, ou même à qui nous n’avons rien à envier.
- Au restaurant où Henri fait la plonge. [Un jour de l’an] assez sauvage. Une trentaine de personnes avaient réservé la salle pour une partie. Ils sont arrivés, ils étaient déjà saouls, et des Américains saouls, ça ne sait pas se tenir. Ils ont mangé comme des cochons... À trois heures, ils ont commencé à partir, et ils se sont mis à se battre, à renverser les tables et à casser les assiettes ! C’était marrant. Le patron est devenu dingue, il a commencé par gifler une fille, à gueuler tout ce qu’il savait, à fermer le restaurant à clef pour qu’ils ne sortent pas, à se battre, et finalement il s’est écroulé et s’est mis à chialer tout ce qu’il pouvait ! On a appelé les flics, qui ont pris l’affaire avec philosophie, s’en moquant même. Et on en a eu pour deux heures à nettoyer le champ de bataille, enfin quand le patron a eu récupéré, on a été chez lui et il nous a payé le Moët et Chandon. (Janvier 1970).
- Mercredi passé une nouvelle fête était instituée : la fête de la terre. Cela avait quelque chose de ridicule. Sous une tente en plastique, un « parc de la vraie nature », une citerne d’eau affichant « eau de source », le camion du maire proclamant « camion électrique ne polluant pas l’air ». Deux rues étaient fermées à la circulation et les gens fêtaient la terre et la nature dans un cadre tout à fait opposé à la nature : le macadam et les gratte-ciel, avec dans le ciel un avion pour écrire : « le soleil brille » Et bien sûr, sur le podium, les habituels discours... La grande kermesse, avec distribution de fleurs, de plumes de paon, vente d’appareils à faire des bulles de savon, exposition d’eau polluée, vente de produits dits naturels ». (29 avril 1970)
- Après l’explosion de bombes de pacifistes ou d’indépendantistes portoricains, le 24 août 1970. Ici, on fait les choses en grand. Ils ont évacué quelques cent mille personnes des gratte-ciel (entre autres, l’Empire state Building). (Jeudi 25 août 1970)
- L’usine a été cambriolée quatre fois depuis que je suis revenu, dont deux fois la semaine passée à un jour d’intervalle. Le contremaître, en est devenu méfiant, pas croyable : tous les soirs il fait le tour de l’usine, regarde sous les tables si personne ne se cache et vérifie quand on sort que l’on ne re-rentre pas ! (Décembre 1970)
- Réunion dans une salle de sport de Madison square. C’était une session miraculeuse ! 99% de noirs et un prêcheur qui leur promettait que la foi les guérirait. Y avait dans un coin les paralytiques, les aveugles, les polios... qui attendaient le miracle, marcher, voir, entendre, etc. Le prêcheur a bien chauffé la salle, ça criait, ça dansait... Une paralytique a essayé de marcher, elle s’est levée, mais elle est retombée aussi sec ! Et quatre ou cinq ont fait une crise d’hystérie. Et puis, comme il n’y avait pas de miracle, d’anciens miraculés sont venus raconter comment leur cancer a été guéri, leur tumeur cérébrale, etc... (1971)
- Ici la paix au Vietnam est pratiquement passée inaperçue, plus inaperçue que la dévaluation du dollar ! Par contre on nous serine les oreilles, avec l’arrivée des prisonniers de guerre, ce qu’ils mangent, ce que leurs femmes pensent, etc. (23 février 1973)
- La crise pétrolière. Ici, tout va bien ! Il va bientôt falloir faire la queue pour trouver de la viande, le poulet est hors de prix, l’essence en certains endroits rationnée ! Le président et le vice-président se révèlent chaque fois de plus en plus corrompus mais personne ne bouge. (13 avril 1973)
- Petit détail amusant, en déchargeant un camion, je me suis éraflé le bras avec une caisse, je me mettais dessus un peu de mercurochrome, le patron m’a vu et m’a envoyé aussitôt chez le médecin pour me faire mettre un peu d’eau oxygénée et un morceau de Tricostéril. Ce qu’ils sont délicats, ces Américains ! Et ce qu’ils ont peur des microbes ! (Mercredi 25 juillet 1973)
- Le président doit payer quelques 200 millions d’anciens francs d’impôts pour toutes les fraudes qu’il a faites les années précédentes. Et le meilleur de l’histoire, c’est qu’il y a des gens qui ont commencé de faire une collecte pour l’aider à payer ! au lieu de le mettre en prison. (7 avril 1974)
- Le patron a offert à ses employés une bouteille d’oxygène ! Raison : deux employés ont eu une crise cardiaque et il leur a fallu de l’oxygène, alors le patron a jugé qu’il serait bien que chaque employé ait sa propre bouteille en cas d’urgence… Il doit avoir quelque chose qui ne tourne pas rond dans sa tête. (1er janvier 1976)
- Bicentenaire de l’indépendance. Le magasin était fermé, mais le patron avait peur qu’alors que la foule et les flics seraient tous au bord de la rivière et dans les coins touristiques de New-York, certains en profitent pour cambrioler… Il a embauché des gardes pour surveiller l’immeuble, mais ne faisant pas confiance aux gardes, il m’a demandé de garder les gardes ! Et il n’avait pas tort, car le premier garde est arrivé saoul, le troisième s’est endormi, le quatrième avait peur... (24 juillet 1976)
- Ces temps-ci pour dormir tranquille, il m’arrive de décrocher pour la nuit, le patron m’a demandé s’il pouvait m’appeler pour venir de suite au magasin (c’est moi qui habite le plus près) et devinez pour quoi faire : si l’alarme se déclenche, les flics viennent, mais il veut qu’il y ait quelqu’un avec eux... pour les surveiller, car, dit-il, les flics ont des gros manteaux avec des grandes poches... C’est ça l’Amérique. (1976)
- Le chômage ici est aussi fort qu’en France et les promesses électorales du président [Jimmy Carter] semblent avoir été oubliées, le dernier décret qu’il a signé est de faire du 30 mai[1] qui est jour de congé « une journée nationale de prière », je ne crois pas que cela résoudra les problèmes des USA ! (Avril 1977)
- Avant même que le Concorde ait le droit d’atterrir, c’est la bataille des pour et des contre… On a, à cette occasion, fait venir des riverains d’Orly et de Roissy pour prendre la parole, je suppose que le voyage leur étant payé, ils ont fait taire leurs critiques contre le bruit des avions, le temps du voyage qui leur était offert en Boeing 747 !
- Entre 1967 et 1980, le « tueur de Times Square » assassinait des femmes, avant tout des prostituées. Maintenant qu’il est sous les verrous, on vend ses lettres, on vend ses conversations enregistrées, on a publié un livre, on a fait des maillots de corps portant son nom, cela a servi pour les mois creux de monstre du Loch-Ness. (1981)
- La télé est ici encore plus stupide qu’en France, les films, les variétés, les nouvelles, tout est coupé toutes les 5 minutes par deux ou trois minutes de publicité, les rires sont enregistrés, afin que le téléspectateur sache quand il doit rire. Le seul avantage c’est qu’il y a une douzaine de chaînes. (Sans date)
New-York connaît aussi bien les chaleurs extrêmes que les grands froids, un des sujets de prédilection de la télé américaine, et l’occasion pour Henri de dire son agacement devant ce qui lui semble vanité nationale (« qu’ils rabaissent un peu leur caquet de pays le plus fort, le plus avancé, etc. »), mais aussi le bonheur d’une ville devenue humaine.
- Le 25 décembre après-midi, un orage de neige a commencé et a duré toute la nuit... Il y avait effectivement 15 bons centimètres de neige et le 27 décembre ça s’est remis à tomber puis le temps s’est radouci mais ça n’a pas fini de fondre et c’est la gadoue. New-York n’a pas l’air tellement équipée pour la neige et la radio annonçait que seules les voitures munies de chaînes pouvaient circuler. (Samedi 3 janvier 1970)
- Il a neigé toute la nuit et pour un pays qui se veut à l’avant-garde ce n’est pas fort ! Pratiquement, la cité a été paralysée aujourd’hui : pas de trains de banlieue, 50% des métros en panne, des quartiers sans électricité et dans téléphone... Le plus comique de la journée, c’est l’annonce faire à la radio d’une pénurie de papiers... hygiéniques, due à la crise économique[2] ! Ainsi, toutes les ménagères se sont précipitées faire des provisions de papier hygiénique. Ce fut le jour de la plus grande vente dans le papier hygiénique ! Tant et si bien que la radio a dû annoncer que la pénurie n’était pas encore là, mais menaçait seulement dans un futur lointain. ! (17 décembre 1973)
- Bien entendu, l’ouragan « Belle » a été à la une pendant 2 ou 3 jours ici. Le jour de l’ouragan, on a fermé le magasin plus tôt afin de pouvoir rentrer à la maison « sain et sauf », et si ce n’est une forte pluie et beaucoup de vent, ça a fait beaucoup de bruit pour rien, et tous les gens évacués auraient pu aussi bien rester chez eux, mais c’est l’Amérique : grâce à la télévision, le moindre rien devient énorme. (Août 1976)
- Je suppose que la télévision a dû vous parler du temps à New-York, car c’est le grand sujet de conversation, la une des journaux et même la une des activités politiques : la neige, le froid, le manque de fioul pour le chauffage, la paralysie des transports. Pour un pays qui se veut à la pointe de la technologie, il suffit d’un petit blizzard pour que tout soit désorganisé, dans plusieurs états ils ont déjà déclaré l’état d’urgence et l’état de New-York a été désigné comme zone sinistrée, alors qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat, il y a des jours où il fait – 15, - 18 Celsius et c’est tout[3]. (1er février 1977)
- Grâce à la télé, le moindre rien devient une catastrophe : la soi-disant vague de froid a permis aux vendeurs de gaz de faire de l’argent en augmentant leurs prix, à cause de la soi-disant pénurie et aux propriétaires de faire des économies sur le chauffage en disant qu’ils étaient obligés de baisser le thermostat à cause de la pénurie. (13 février 1977)
- La neige est arrivée. Lundi passé, ce fut une petite chute mais suffisante pour couper l’électricité dans la banlieue (à croire que dans ce pays, ils ne savent pas encore qu’il neige l’hiver). Et ce jeudi, ce fut le bouquet. Il est tombé quelques vingt centimètres de neige et immédiatement ce fut l’état d’urgence ! Les métros ne marchaient plus, les trains pour la banlieue étaient bloqués, la circulation paralysée. Alors vendredi fut une journée très agréable (pour moi). Les trois-quarts des magasins et des entreprises furent fermées, les rues vides et une atmosphère de vacances régnait dans la capitale. Bien sûr, tous ces Messieurs, les dirigeants de magasins, étaient coincés dans leur villa de banlieue et ne pouvaient venir travailler, alors le magasin n’a pas ouvert aux clients et on fut une dizaine seulement à travailler de 11 heures du matin à 4 heures de l’après-midi, dans les arrière-boutiques. Et ce week-end fut aussi agréable, le soleil était très clément et les rues désertes, New-York est devenue pour un moment une ville humaine, très détendue .(Dimanche 22 janvier 1978)
- Le froid est enfin arrivé, et c’est presqu’agréable parce qu’il fait un bon froid avec un beau soleil. Les Américains commencent de paniquer à cause de ces braves Iraniens qui ne veulent plus leur vendre de l’essence et bien sûr c’est la faute des rouges. (10 février 1979)
Suite à une gigantesque panne de courant due à un orage, le célèbre « blackout » de 1977 a plongé tout New York (à l’exception du Queens) dans le noir du mercredi 13 juillet au soir au jeudi 14 au soir. Depuis, le sud de la France a dû aussi vivre sans électricité…
La télévision a dû vous en dire en long et en large et vous montrer les meilleures photos possibles et probablement intitulé ceci « nuit de terreur à New-York ». 24 heures sans électricité, ça n’est pas désagréable. Á 9 heures et demie du soir, alors que je mangeais, la lumière s’est éteinte et j’ai allumé les bougies, très content de cette occasion de poésie ! La rue est devenue totalement calme, plus de bruit d’appareils à air conditionné, de réfrigérateurs et de tout ce qui peut marcher à l’électricité. C’était calme et très agréable, avec la chaleur les gens qui descendent dans la rue, sur le pas des portes, cela faisait très village un soir d’été. Á dix heures, mon patron m’appelait, me demandant si je pouvais venir passer la nuit au magasin, car il avait peur pour son bien !... À onze heures et demie, on arrivait au magasin pour le garder : l’électricité étant morte, les systèmes d’alarme étaient hors service, les feux de signalisation et tout le bazar, et donc la rue était grande ouverte pour dévaliser. En arrivant, on a fait le tour du building, tout était calme. Au deuxième tour, la porte vitrée était défoncée on a appelé les flics, ils ont fouillé le building, avec leur revolver, mais personne n’était dedans. Alors, on s’est installé devant la porte et on a passé la nuit là. Le patron est parti dormir à 5 heures du matin, un garde est venu et je suis resté avec lui jusqu’à 10 heures ; un matin sans incident, si ce n’est un magasin un peu plus bas dont la vitrine fut cassée. La nuit fut très calme dans le quartier, mais il est sûr que si nous n’avions pas été là, le magasin aurait été dévalisé sans que même la police s’en aperçoive, car le magasin étant au 2ème étage, rien ne se voit de la rue. Pour ma part, ce fut une bonne nuit. Pas pour le patron qui probablement faisait dans son pantalon… C’était ultra-comique de la le voir se méfier de tout le monde. Plus exactement, de tout ce qui était noir et portoricain et de le voir essayer d’arrêter les flics pour qu’ils protègent son magasin. Il faut reconnaître que l’on a eu de la chance d’être dans un quartier de commerce bourgeois, un quartier non résidentiel et que le métro ne marchait pas, car dans les quartiers pauvres ce fut autre chose et on n’aurait rien pu empêcher. D’une certaine manière, les pauvres se sont vengés de tous les petits commerçants qui font leur beurre sur leur dos : ces petits commerçants qui ont leur magasin dans les quartiers pauvres, mais qui tous les soirs partent rejoindre leurs épouses dans leurs villas en banlieue. Ce fut la vraie dévalisation, à tel point que les flics ne s’approchaient même pas, ils regardaient de loin, ou même fermaient les yeux, car ils étaient accueillis à coups de bouteilles, de briques, et même de coups de feu !! Quelques chiffres : en 24 heures, 3500 personnes ont été arrêtées pour pillage ; 650 incendies furent allumés, dont 55 graves, détruisant plusieurs maisons ; police-secours reçut 45000 coups de téléphone de demandes d’aide et 100 policiers furent blessés. Encore heureux que le téléphone marchait car sinon ç’aurait été probablement la grande joie des pauvres et la grande panique des riches ! Ce fut une bonne revanche des exploités sur les exploiteurs et cela montre aussi comment leur système est à la merci d’un moindre petit rien ! Tout étant privé, même les transports publics, même le téléphone, même l’électricité, aucun plan d’urgence, aucun moyen d’avoir une réaction rapide des « pouvoirs publics » ! La compagnie d’électricité du coin ayant ses usines hors d’usage ne peut pas appeler à l’aide la compagnie d’électricité voisine, il faut qu’elle lui rachète l’électricité que l’autre veut bien lui vendre et si celle-ci a un moyen de lui l’envoyer ! La police municipale est insuffisante à faire régner l’ordre, il faut faire appel au gouverneur de l’état pour lui demander s’il veut bien envoyer la police de l’état ou s’il peut le faire, car il y a la loi de l’état et la loi de la ville, le contrat des flics de l’état et le contrat des flics fédéraux. Les flics de l’état sont arrivés : 200 pour 10 millions d’habitants !! Ils sont arrivés 24 heures trop tard !! quand tout était fini, l’électricité revenue, les incendies éteints, les magasins vidés !! Pour en revenir à moi, jeudi je suis rentré à la maison à 11 heures du matin et j’ai dormi jusqu’à trois heures. L’après-midi, je me suis promené dans mon quartier pour prendre la température ; tout était calme même dans le coin où j’habitais avant (542 10è rue), il faut dire que ce quartier est devenu une telle désolation que les seuls magasins qui y restent sont des épiceries tenues par des habitants du quartier, vivant dans le quartier et connus des gens du quartier, et donc que personne du quartier n’allait dévaliser. Par contre tous les petits blancs, tous les petits juifs qui avaient boutique dans Harlem et appartement au bord de la mer, eh bien ils pleurent maintenant sur leurs commerces ruinés. ________________________________________ [1] Jour d’hommage aux personnes mortes durant la guerre de Sécession. Établi par le Congrès des États-Unis en 1952, le premier jeudi de mai est aussi jour de prière. [2] Ce serait l’humoriste, animateur de télévision, Johnny Carson qui aurait provoqué la pénurie en l’annonçant par plaisanterie, jusqu’à ce que tout le monde le croie... [3] Quoi qu’en dise Henri, habitué à vivre à la dure, il semble bien que ce qui fut appelé « le blizzard de 1977 », du 28 janvier au 1er février 1977, ait été exceptionnel. Il a, en tout cas, été meurtrier.